SPLENDEUR DE L’INDE ?
Développement, démocratie et inégalités.
En 1951, quelques années donc après le départ des anglais, l’espérance de vie à la naissance était en Inde de 32 ans. En 2011 elle était passée à 66 ans.
De même, le PIB par habitant qui avait crû pendant la période coloniale d’à peine 0,1% par an a grimpé de 1,2% annuel jusqu’aux années 70 puis bondi chaque décennie à 3 puis 4 pour atteindre 6%.
Malgré un certain fléchissement récent, l’Inde reste une des économies à plus forte croissance du monde.
Ce remarquable dynamisme ne profite qu’à une petite partie de la population qui prospère sans considération pour l’effroyable dénuement d’un grand nombre de très pauvres.
C’est le sujet du passionnant livre de Jean Drèz et Amartya Sen : « SPLENDEUR DE L’INDE ? » paru en 2014.
Au cours des deux dernières décennies, indiquent les auteurs, l’Inde a augmenté son avance sur le Bangladesh sur le plan du revenu moyen ; mais si l’on se réfère aux indicateurs du niveau de vie, non seulement le Bangladesh fait mieux que l’Inde, mais il a sur elle une avance considérable.
L’ouvrage détaille les énormes disparités de revenus qui aboutissent à une insuffisance criante des conditions de base requises pour que les plus défavorisés puissent mener une vie un tant soit peu décente. A tel point qu’en 2011, la moitié des foyers indiens n’avaient pas accès à des toilettes. Ce chiffre est inférieur à 10% au Bangladesh et à 1% en Chine.
Les succès de l’Inde contemporaine
Le Monde du 11 mars 2015 écrivait « Au sein des économies du G20, l’Inde affiche la croissance la plus forte tant au 4è trimestre 2014 (1,6%, contre 1,5% à la Chine) que par rapport au 4è trimestre 2013 (7,5% contre 7,3% à son voisin chinois) »
Il est clair qu’après deux siècles d’occupation coloniale et malgré les déchirements de l’indépendance, les indiens ont su bâtir une démocratie solide et obtenir – surtout après les années 80 – des résultats remarquables en termes économiques globaux.
Toutefois, les progrès économiques ne se sont pas traduits en termes sociétaux ; les salaires réels ont stagné et les progrès dans les infrastructures sont tout à fait insuffisants.
Pauvreté
Le niveau de vie des classes moyennes s’est considérablement amélioré mais il ne s’agit, estiment les auteurs, que d’une minorité. Minorité importante en valeur absolue – plus d’une centaine de millions – mais qui reste faible dans un pays de 1,25 milliard d’habitants.
On peut penser que pour les besoins de la démonstration nos auteurs forcent un peu le trait. On nous indiquera plus loin que les indiens les plus pauvres « qui ne sont pas même reliés au réseau électrique » constituent environ un tiers de la population soit à peu près 400 millions de personnes.
La Banque mondiale, elle, évalue le ratio de la population pauvre à 22% en 2011.
Quel que soit la position du curseur, il est clair qu’il subsiste en Inde une part importante de la population, de l’ordre du tiers, qui vit dans des conditions du plus extrême dénuement.
Comparaisons internationales
En termes de comparaisons internationales, la plupart des pays pauvres se situent en Afriques subsaharienne et en Asie du Sud.
Les conditions de vie sont maintenant bien meilleures, à mains égards, en Asie du sud (y compris en Inde) qu’en Afrique subsaharienne contrairement à ce que l’on constatait en 1990.
Toutefois si l’on fait abstraction de cette région du monde, seuls 15 pays ont un revenu national brut par habitant inférieur à celui de l’Inde en 2011.
Comparé à ces 15 pays, si l’Inde a de très loin le plus fort PIB par habitant, elle se situe en queue pour l’espérance de vie ou l’alphabétisation. Par exemple, pour ce qui concerne les enfants de moins de 5 ans sous-alimentés, les indiens étaient 43% à accuser une insuffisance pondérale en 2006-2010 pour 30% en moyenne chez les quinze autres.
On apprend avec surprise à la lecture de l’ouvrage que le Bangladesh qui a un revenu par habitant égal à la moitié de celui de l’Inde dépasse celle-ci dans un large éventail d’indicateurs sociaux y compris l’espérance de vie, la vaccination ou la scolarité.
Par rapport à la Chine, les comparaisons sont écrasantes en faveur de celle-ci pour tous les indicateurs sociaux.
Paramètres les plus marquants.
Après cette dénonciation très rude des insuffisances indiennes, J. Drèze et A. Sen pointent le fonctionnement insuffisant d’une démocratie pourtant réelle mais entravée par une importante corruption et par le système des castes.
Si le fonctionnement des entreprises publiques est désastreux c’est largement parce que l’esprit de responsabilité est plus qu’émoussé, la corruption constituant un énorme boulet pour l’économie et de manière plus immédiate, pour la vie des habitants.
Les auteurs voient trois facteurs pour expliquer le caractère généralisé de la corruption dans les services publics : l’opacité de l’information ; l’environnement social de tolérance envers les méfaits et l’absence de réelles poursuites et sanctions.
C’est sur cette base que naît le débat très fort en Inde sur les mérites comparés du secteur public et du secteur privé. Désespérant de pouvoir réformer le secteur public englué dans la corruption et le clientélisme, nombreux sont ceux qui préconisent d’attribuer aux plus pauvres des allocations leur permettant de trouver du côté du privé ce que le public se révèle incapable de fournir.
Sur ce point les auteurs ne tranchent pas de façon définitive mais cherchent d’abord l’efficacité. Dans la lutte contre la famine, par exemple, il leur paraît justifié d’activer le marché en créant un pouvoir d’achat permettant aux gens d’acheter ce dont ils ont besoin (en les employant dans les services publics locaux) au lieu de répondre à leurs besoins par la distribution publique.
Ils considèrent néanmoins que des services publics (santé, nutrition, éducation) sont préférables pour de multiples raisons à condition qu’ils offrent une garantie suffisante de fonctionnalité.
L’Ecole
L’expansion de l’éducation scolaire est extrêmement lente et plus encore pour les filles.
Au départ des anglais, le taux d’alphabétisation des adultes était d’environ 18%. Il était de 63% en 2010 (94% en Chine, Thaïlande ou Vietnam).
Différents programmes sont en cours pour rattraper ce retard pourtant le fonctionnement des écoles reste extrêmement défectueux, voire désastreux notamment en secteur rural. Absentéisme des enfants comme des enseignants, incompétence et démotivation de ces derniers, l’enseignement reste de piètre qualité et cela malgré une rémunération des instituteurs tout à fait appréciable. « Dans beaucoup d’États indiens aujourd’hui, le salaire d’un instituteur est plus de dix fois supérieur à celui d’un ouvrier agricole». Ce qui de surcroit introduit une distance entre les enseignants et les parents.
Les résultats sont très différents entre les États : dans les États du Sud : Kerala, Tamil-Nadu, les enfants de 8 à 11 ans inscrits dans des écoles publiques savent lire et écrire pour 80% d’entre eux et compter pour environ 65%. Ces chiffres tombent à 30 et 25% au Madhya-Pradesh ou en Uttar-Pradesh.
Sur l’ensemble du pays, 50% de cette même population sait lire (69% en école privée), 43% compter (64%).
Là encore une minorité de privilégiés reçoit une excellente éducation et atteint un niveau d’expertise internationalement reconnu.
La santé
Ce sujet affirment les auteurs est moins évoqué dans le débat public, pourtant les dépenses publiques de santé ont le plus souvent oscillé autour de 1% du PIB au cours des dernières années (seulement neuf pays au monde on des pourcentages plus faibles). Ainsi, les taux de vaccination de l’Inde sont parmi les plus faibles du monde. La rougeole est encore responsable de la mort de 100 000 enfants chaque année.
Là encore, le secteur privé est le grand bénéficiaire.
Rapporté au total des dépenses de santé, les dépenses publiques en Inde sont de 29%, la moyenne mondiale étant de 63%.
On retrouve les mêmes explications : mauvais équipement des centres de santé publics, absentéisme et incompétence des personnels. Les malades sont donc renvoyés vers les structures privées dès qu’ils ont quelques moyens ce qui ouvre la voie à tous les abus : « fraude, surmédicalisation, prix exorbitants et interventions chirurgicales inutiles semblent être chose courante dans le secteur médical privé. »
La grande pauvreté se traduit également dans les indicateurs nutritionnels : 43% des enfant indiens de moins de cinq ans présentent une insuffisance pondérale ce qui est proche de la moyenne d’Asie du Sud mais beaucoup plus élevé que l’Afrique subsaharienne (20%). La Chine, elle est à 4% !
Pourtant certains États de l’Union indienne parviennent à des résultats appréciables dans leur action sociale et l’un des thèmes de l’ouvrage est de plaider pour d’autres choix politiques.
Le Tamil Nadu comme le Kerala font de rapides progrès dans le domaine sanitaire avec, par exemple des taux de mortalité infantile en 2011 de 22 et 12% alors qu’il est de 44% sur l’ensemble de l’Inde et une espérance de vie à la naissance de 71 et 77 ans pour les filles rapporté à 68 ans sur tout le pays – respectivement 67, 72 et 65 pour les garçons.
Ceci s’explique par un système de santé fondé sur un réseau efficace de centres de soins actifs.
Inégalités.
Peu de pays ont a lutter contre des inégalités aussi extrêmes et multidimensionnelles : castes, classes, sexes. Le renforcement mutuel de ces inégalités crée un système social oppressif.
Ce système est très ancien. En 1901, les hommes appartenant à la caste des brahmanes étaient alphabétisés à plus de 50% et même 70% dans certaines provinces. Ce pourcentage concernant les femmes brahmanes ne dépassait pas 5%. Quant aux « castes répertoriées » il était de l’ordre de 1% pour les hommes et 0 pour les femmes.
Certes ces discriminations ont fortement décru mais la mainmise des classes supérieures sur les institutions publiques reste forte.
Les auteurs citent une étude étonnante sur la présence des castes supérieures dans les milieux influents dans la ville d’Allahabad (Uttar Pradesh) : université, barreau, presse, police et même syndicats. Ces castes supérieures y figurent pour environ 75% alors qu’ils forment 20% de la population.
L’ensemble des thèmes abordés – au delà de la description habituelle de l’Inde entre « plus grande démocratie du monde » et «premier taux de croissance du PNB » – illustre la méthode d’analyse développée par Amartya Sen autour des « capabilités » essentielles : la santé, l’éducation et les conditions de vie.
Dernière citation :
« L’expérience asiatique », commencée au Japon, à la fin du XIXe siècle, puis poursuivie en Corée du Sud, à Taïwan, à Singapour et dans toute la Chine a reposé sur l’usage habile de la complémentarité de l’expansion économique et du progrès humain par l’éducation, les soins médicaux, une meilleure alimentation et d’autres déterminants des capabilités humaines. C’est une relation à double sens dont l’Inde a peu tiré parti (…). »
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